TROISIEME PARTIE : LE MAINTIEN DU FOLKLORE


En 1919, l’étudiant « folklorique » n’a pas disparu, bien au contraire. Même si la guerre l’a rendu plus grave, il reste jeune et « la gaieté est un de [ses] devoirs [1] ». De nombreux écrits rappellent ce caractère enjoué. Ils sonnent comme une justification dans le contexte d’immédiate après-guerre qui ne prête pas vraiment à rire. Nous nous attarderons dans cette partie sur le côté facétieux de la jeunesse universitaire. L’anecdotique est ici de mise et la parole sera souvent laissée aux étudiants. Nous nous attacherons à décrire quelques rites, quelques traditions. Certaines remontent au temps de la naissance des Associations Générales d’Etudiants et attestent donc d’un maintien du folklore.

S’il est une expression qui apparaît souvent pour qualifier l’humour, l’exubérance et la jeunesse de l’étudiant, c’est bien « l’esprit estudiantin ». En fait, cet esprit est partout, dans les écrits et dans les faits. Il règne dans les congrès de l’Union Nationale des Etudiants de France lorsque les débats sérieux ont cédé la place. Il imprègne les monômes de début d’année et d’autres manifestations joyeuses. Et il marque aussi les festivités.

L’organisation des festivités, à l’A.G.E.R. comme dans les autres Associations Générales, constitue une activité à part entière, au même titre que la défense des intérêts corporatifs ou que l’amélioration des conditions de vie et d’étude. A Rennes, outre la fête du Mardi-Gras, les étudiants mettent sur pied, chaque année, les festivités de la Mi-Carême. Héritage ancien, ce carnaval purement estudiantin remporte un franc succès entre les deux guerres. Par ailleurs, l’A et ses sections corporatives organisent, plus ou moins régulièrement, des bals, des revues théâtrales, des émissions de radio, etc.

Enfin, si l’étudiant se distingue par un esprit qui lui serait propre, il se distingue encore plus nettement par des signes extérieurs. Son béret traditionnel marque ainsi son statut. L’Association Générale est également dotée d’attributs distinctifs. Elle possède ainsi un drapeau et même des armoiries. A cela s’ajoutent des écharpes que portent ses délégués et qui indiquent leur fonction au sein de l’A.

I. « L’ESPRIT ESTUDIANTIN »

De tout temps, on a reconnu à la population estudiantine un certain esprit frondeur, enjoué et farceur. Il a été dit aussi que l’étudiant, comme l’artiste d’ailleurs, menait une vie libre, une « vie de Bohème ». Ce caractère traditionnel de l’étudiant, cet « esprit » particulier, donne une dimension supplémentaire à son activité corporatiste, une dimension récréative.

A. Le congrès s’amuse

La deuxième partie nous a entraînés hors de Rennes à travers les congrès de l’Union Nationale des Etudiants de France. Revenons y encore un peu mais changeons d’angle de vue. Nous avons vu des étudiants sérieux participant aux débats. Mais il ne faut pas oublier la deuxième dimension de ces réunions. En effet, si le congrès travaille, le congrès s’amuse aussi.

En conclusion du compte-rendu du Congrès de Montpellier, fin octobre-début novembre 1921, on peut lire dans L’A [2]:

« La Bohème de Murger est bien morte.

La guerre, avec ses conséquences économiques, a, chez l’étudiant plus que dans toute autre profession, occasionné un revirement dont s’étonnent peut-être nos aînés.

Les étudiants ont, en effet, compris que le temps de la folle insouciance était révolu et que, pour résoudre le douloureux problème de la vie, il leur fallait à leur tour, comme l’ouvrier ou le fonctionnaire, s’unir et s’organiser.

Ils n’ont pas pour cela perdu de leur traditionnelle gaieté.

Les organisateurs du 10e Congrès le savaient bien, eux qui, si judicieusement, avaient su mêler aux travaux d’études les distractions les plus choisies.

C’est ainsi que les fêtes ont succédé aux fêtes ; les réceptions et les banquets aux soirées. Les villes voisines elles-mêmes, Béziers, Cette [sic], Nîmes, avaient tenu, et avec quel chaleureux accueil, à recevoir les étudiants français et étrangers.

Il est donc certain que les délégués emporteront du 10e Congrès en même temps que la conviction de voir dans un proche avenir leurs efforts aboutir, le souvenir, et cela compte, d’une charmante hospitalité. »

Lors des fêtes, aucune occasion de s’amuser n’est manquée à l’image de celle-ci, qui date d’avril 1927, à Strasbourg [3].

« Au cours du banquet inaugural, un congressiste facétieux s’amusa à gonfler un de ces petits engins en caoutchouc qu’on appelle...pas français. Le ballonnet improvisé fit aussitôt le tour de la table, puis passa à une autre pour aller échouer, enfin dégonflé, sur l’assiette du président du Conseil, qui prit fort bien la chose. Les Anglais, il s’agit de savoir les prendre... »

Les congrès internationaux apportent aussi leur lot d’anecdotes. En août 1929, Jean Léon, président de l’A.G.E.R., se rend au Congrès de la Confédération Internationa e des Etudiants [4]. En introduction de son compte-rendu publié dans L’A, il souligne le scepticisme général des étudiants au sujet de l’utilité des congrès. Et, il poursuit ainsi :

« C’est bien là une opinion, et je dois avouer que je l’aurais facilement partagée avant ma participation au Congrès de Budapest. Aujourd’hui je suis revenu de mon erreur. [...] Loin de moi l’idée de vouloir vous faire croire que le XIe Congrès de la C.I.E. consistait à réunir quelque 300 étudiants ascètes, qui se seraient volontairement imposé l’obligation de consacrer quinze jours de leur vie d’étudiant à travailler en silence pour le plus grand bienfait de la cause internationale universitaire. Il y a de bons moments dans l’histoire d’un Congrès d’étudiants... Et s’il vous arrive parfois de vous rendre en Europe Centrale, je vous conseillerai d’endosser le costume breton, qui vous fera prendre pour un Suisse et bénéficier de la plus-value de la monnaie de ce pays. C’est ainsi qu’à Salzburg, malgré nos vives protestations, mon camarade Robert et moi avons dû nous incliner devant la compétence d’un gérant de café qui nous a gracieusement rendu 67 fr. 50 sur un modeste billet de 10 fr. que nous lui avions remis en échange de 2 excellents cafés arrosés d’une petite fine. L’opération imposée n’était nullement mauvaise. »

Cela dit, et après quelques descriptions des contrées traversées, J. Léon consacre le dernier tiers de son article au résumé des questions traitées au congrès... pour les lecteurs que ça intéresse !

En juin 1932 [5], alors que l’ambiance au sein de l’Union Nationale et lors des derniers congrès s’est dégradée, Mussat nous donne sa définition de l’esprit estudiantin :

« [...] il est des mots sur lesquels il faudrait tout de même s’entendre. “ Esprit estudiantin ”, “ gaieté estudiantine ”, bravo ! Seulement pas d’équivoque. Si cela signifie trois douzaines de vitres cassées, des bris stupides, des gestes imbéciles, la grande majorité des étudiants rigole devant ces grands mots qui cachent de si petites choses. Non, je crois que l’esprit estudiantin est bien autre chose : entre l’étudiant apache et l’étudiant gigolo, il existe l’étudiant moyen, qui ne peut pas rougir d’être dans son Association Générale comme dans l’Union Nationale.

Cet étudiant-là sait boire et chanter ; il sait dépenser l’excès de force que donne la jeunesse ; il porte avec fierté le béret de velours ; il s’amuse de la tête des bourgeois horrifiés, mais aussi il travaille plus qu’on ne le pense, il passe des examens, il a un but : sa situation. C’est pour cet étudiant-là qu’est publié L’A. »

>L’A offre, au début des années trente, nombre d’articles sérieux sur les congrès, ses vœux et ses dissensions. Mais en 1933, le journal consacre une demi page d’anecdotes relatives au congrès de Pau. Plusieurs délégations se réunissent à Bordeaux avant de partir pour Tartas puis Pau. C’est Quito, par ailleurs excellent caricaturiste, qui signe l’article intitulé « le congrès...et sa muse [6] ». En voici quelques extraits :

« A Bordeaux, les gilets et le chapeau bretons firent sensation. Certains croyaient à une mascarade. On leur prouva le contraire en poussant un vigoureux “ Brogoz Mazadou ” et Conan se chargea de détromper un pays [sic] émigré là-bas, en taillant avec lui une petite bavette bretonne. »

« Les délégués rennais posèrent un peu aux régionalistes farouches. Ils rebâchèrent tellement sur l’air de “ La Paimpolaise ”

Nous voulons notre indépendance

Et le cidre comme boisson

qu’ils furent pris au mot. On leur supprima le vin. A partir de ce moment, ils arrêtèrent leur refrain et se retirèrent de “ La Fédération des Provinces opprimés ”, société fictive et humoristique lancée par un étudiant strasbourgeois.

Certaines délégations avaient un caractère tout spécial. C’est ainsi que les étudiants de Rennes avaient arboré divers costumes bretons. On pouvait reconnaître le chapeau de Quimper, à large ruban de velours, les gilets Bigouden noirs avec de lourdes broderies oranges.[...]

Les joueurs du Paris-Université-Club se firent dès leur arrivée remarquer par leur allure bizarre. Les uns boitaient, les autres avaient le bras en écharpe. La plupart étaient coiffés de canotiers dans lesquels étaient plantées des tulipes et autres fleurs. Ces éclopés n’en remportèrent pas moins la victoire dans le match de rugby du dimanche suivant. »

« Comme toujours les chansons estudiantines retentirent durant tout le congrès. Cette année, on remarqua “ A Recouvrance ”, vieille chanson brestoise qui fut lancée par les délégués rennais et que tout le monde apprit rapidement.

Les agents de Pau furent d’une patience remarquable, en particulier lorsque, à la porte du vin d’honneur offert le jeudi à l’Hôtel Continental, les étudiants se mirent “ à régler ” la circulation, et à créer des embouteillages en barrant la voie pour astiquer les clous des passages cloutés. »

« En général, la tenue des délégués fut très correcte. Il y eut bien comme toujours quelques exceptions. Certains étudiants se figurent que, parce qu’ils sont en dehors de chez eux, tout leur est permis. C’est ainsi que certains sportifs marseillais, au banquet du samedi soir, se tinrent comme les derniers des goujats. Et l’on peut se demander qui est le plus à blâmer : d’étudiants qui manquent de tenue, ou d’un président qui ne dit pas un seul mot pour ramener le chahut à des limites raisonnables.

Ce fut Laffite, vice-président de l’U.N. et président de Bordeaux qui eut le courage d’intervenir. »

Cette fausse note montre que certains confondent exubérance et excès. Le chahut doit avoir des « limites raisonnables ». Encore faut-il pouvoir définir ces limites. Et les récits de congrès qui s’amusent se multiplient. Au cours des années trente, cette facette joyeuse des rassemblements de l’Union Nationale prend de plus en plus de place, au moins dans les articles de L’A. Au congrès de 1934, les Rennais sont à nouveau costumés[7] :

« C’est le torse bombé, le pas assuré et la g... grande ouverte que les onze membres de notre délégation prirent contact avec Marseille.

Auparavant, lors de leur passage à Paris, revètus de splendides costumes bretons tous différents, ils avaient fait les délices du “ badaud parisien ”, de réputation mondiale.

Les réactions plurent (pleuvoir) :

“ Tiens des Tchécoslovaques… ” - “ Tu es fou, c’est une troupe de toréadors… ” - “ Oh ! dis, chéri, regarde les jolis costumes suisses ” - “ Vois-tu, Eugénie, ces jeunes gens costumés en Bretons d’avant-guerre… ” - “ A quelle société de musique appartiennent-ils ? ”

J’en passe et des meilleurs... »

En 1937, le congrès a lieu à Vichy. La une de L’A est consacrée à la présentation de plusieurs anecdotes illustrant une fois encore l’esprit estudiantin [8]. Une nouvelle occupation des étudiants nous est dévoilée :

« Les drapeaux

C’était une habitude fort appréciée par les délégations que de s’approprier un drapeau. Pourquoi ? Pour avoir un trophée, tout simplement. Et plus le drapeau était difficile à prendre, plus il avait de la valeur.

En quittant les couloirs de la mairie de Clermont, un groupe aperçoit une splendide panoplie de drapeaux. Il y en avait cinq, très haut placés, qui avaient l’air de nous narguer... Courte-échelle, et que je te hisse ! et voilà les drapeaux à bas.

La concierge n’entend pas que ses drapeaux s’enfuient : elle court après l’un, mais deux autres prennent d’autres chemins, et, voulant courir aux deux autres, elle laisse échapper le premier, etc., si bien que les cinq crânent dans la rue.

Deux heures après. Discours du maire.- “ ... Et d’abord, les drapeaux que vous avez pris à la mairie, voulez-vous les rendre ?

- Hou ! Hou ! A poil ! Non ! Non ! vocifèrent cent voix.

- Eh bien alors, je vous les donne... ” »

Toujours à Vichy et pour finir sur les congrès, l’article de L’A laisse imaginer quelle peut être la réaction d’un habitant confronté aux congressistes :

« L’Etudiant vu par le Vichyssois

LUNDI.- “ Les étudiants sont des jeunes gens très gais, très gentils ; ils donnent de la vie à la ville. ”

MARDI.- “ Hum ! Les étudiants ? Il y en a de très gentils, et aussi de véritables énergumènes. ”

MERCREDI.- “ Cette nuit encore, ils m’ont empêché de dormir. Ah ! les salauds ! ”

JEUDI.- “ Ils m’ont emporté ma poubelle ! Ils ont tiré ma sonnette et, quand j’ai montré le nez, ils m’ont traité de cocu ! ”

VENDREDI (s’épongeant le front).- “ Quousque tandem aburetis. ”

SAMEDI (résigné).- “ Ah ! les vaches ! ”

DIMANCHE (rajeuni).- “ Enfin seul ! ” »

En congrès, mais également ailleurs, le dynamisme des étudiants est donc bien visible, voire audible !

B. Les monômes et autres manifestations « folkloriques »

Restons encore en congrès avant d’aller voir ce qui se passe à Rennes pour parler des monômes. Sous ce terme se cache un défilé, souvent indiscipliné, habituellement joyeux, des étudiants à travers les rues de leur ville. En 1919, Louis Prévost participe au congrès de Strasbourg en tant que délégué de l’A.G.E. de Rennes. Il en rapporte la description d’un monôme plutôt inhabituel [9] :

« [...] il est un fait auquel je ne puis penser sans émotion et que je m’en voudrais de passer sous silence. Il me fut raconté par un étudiant alsacien tandis que nous montions à Sainte-Odile, comme l’exige toute visite en Alsace. [...] Pendant 48 ans, en effet, depuis l’année fatale, jusqu’à l’année glorieuse, les étudiants d’Alsace ont tenu à l’honneur de pratiquer une coutume presque religieuse. Comme pour se prouver à eux-mêmes leur fidélité à la France, et aussi comme pour répondre de l’autre côté de la frontière à l’acte d’hommage fait par les étudiants de Paris au monument d’Alsace-Lorraine, chaque année, au jour convenu, ils se rendaient solennellement à la statue de Kléber qui dominait la grande place de Strasbourg et y déposaient une palme. Malheureusement ils étaient sous le joug et jamais au grand jour la police allemande qui étroitement les surveillait n’eut toléré de leur part un tel acte patriotique qui à ses yeux n’était qu’un acte de rébellion. Alors ils attendaient minuit et le grand monôme silencieux pouvait pieusement se dérouler dans les rues de Strasbourg sans crainte d’être trahi. Quelques habitants dans le secret, entrouvrant alors leur fenêtre et les larmes aux yeux pouvaient entendre doucement défiler le pieu pèlerinage de ceux qui n’oubliaient pas. Ah ! comme à nous étudiants français, pour qui le monôme n’est qu’un long cri bruyant et que l’expansion joyeuse de notre jeunesse comme ce monôme au silence contraint, malgré sa touchante et haute signification nous paraît douloureux et lugubre ! »


A Rennes, chaque rentrée universitaire est marquée par une intense activité. Dans chaque corporation, les étudiants se regroupent en assemblée générale pour procéder à l’élection du nouveau bureau. Voilà quelle peut être l’ambiance en de telles circonstances :

« Grosse ambiance, des plus sympathiques ! Gueulantes énormes, discours aussi virulents que substanciels donnèrent aux bizuths une impression des plus favorables sur l’activité corporative à laquelle dorénavant ils allaient se consacrer.

Le soir le traditionnel monôme des juridiques réveilla la cité, plongée amoureusement dans “ les délices de Capoue ”, puis se rendit à l’Ecole d’Agriculture, où une réception des plus accueillantes était réservée, pour sceller l’amitié juridico-agricole. Fortes libations furent faites, moult chansons et monologues furent débités, à la grande joie de tous ceux qui faisaient de ce premier voyage leur premier souvenir estudiantin [10]. »

L’A.G.E.R. change également son équipe dirigeante. Puis, elle lance un monôme réunissant les étudiants de toutes les facultés. Il est tellement représentatif qu’il marque aussi le début de chaque numéro de L’A. Le bi-mensuel de l’Association Générale des Etudiants de Rennes, en effet, possède pour illustrer son titre, le dessin d’un monôme composé de dix étudiants coiffés du béret et la bouche grande ouverte d’où sort sûrement une chanson. Le dessinateur est un certain Jamet.

L’étudiant qui ouvre la marche (à droite) est l’étudiant en droit. Il tient un lampion et, sous le bras, un livre titré « les plaideurs », une balance (de la justice) et une toque de juge (ou un mortier). Derrière lui vient l’étudiant en médecine ou carabin. Il porte un clystère et des forceps tenant un cœur. Suit l’étudiant en lettres avec une grande plume comme symbole et un cheval ailé sous le bras. Ce Pégase pourrait bien symboliser l’étudiant en histoire. Vient ensuite le scientifique, un ballon dans la poche de sa blouse et regardant à travers une lunette. L’étudiant en pharmacie ou potard tient une fontaine de poison. Il en asperge le carabin. Derrière lui, l’étudiant en notariat, un crayon sur l’oreille, porte des dossiers où apparaît l’inscription « succession étude n° ». L’étudiant des beaux-arts avance d’un pas décidé avec, à la main, un pot de peinture de « bleu de Prusse », un pinceau, un porte-plume et une gomme (?). Suit l’agricole, élève à l’Ecole Nationale d’Agriculture. Il tient sous le bras un poireau et un porcelet et s’appuie sur une canne, vieux symbole étudiant. Vient ensuite l’élève suivant les cours préparatoires à l’entrée aux grandes écoles. Une cheminée d’usine dans la poche, il porte le voilier symbolisant l’Ecole Navale. Enfin, fermant la marche, l’étudiant en architecture porte équerre, té et carton à dessin. Il tire derrière lui une maquette sur roulette de l’hôtel de ville de Rennes.



Dès la première rentrée de l’après-guerre, le 20 décembre 1919 à 19h30, 600 étudiants se réunissent place de la mairie pour un monôme dans les rues de Rennes[11]. Le défilé s’ébranle, animé par une fanfare et mené par la « police » formée de trois étudiants costumés. Les étudiants qui portent des transparents sont encadrés par des porteurs de torches. Il y a aussi deux lanternes et des feux de bengale. La vieille tradition, interrompue par la guerre, revit. Et la ville aussi car les étudiants y mettent un peu de bonne humeur. L’un d’eux se demande d’ailleurs si « Rennes, sans les étudiants, serait [...] autre chose qu’une ville ensevelie, qu’un Pompéï pétrifié ? [12] ».

A la rentrée 1920, un appel est lancé dans les colonnes de L’A pour le monôme [13]. Il précise que « chacun sera porteur d’un lampion qu’il se procurera. Les différents attributs de chaque corporation illustreront les différents segments du cortège : blouses de carabins, blouses des agricoles, toges du droit, blouses des beaux-arts, blouses des potards, etc... L’Association se charge des transparents qui précéderont chaque groupement ».

Et c’est « le samedi 18 décembre, par 2 degrés au-dessous de zéro [14] » que 400 étudiants défilent. « Le monôme se [termine] aux alentours du bassin de la place du Palais où le Président [invite] l’assistance à se délester vésicalement avant de passer au Coq absorber la tournée générale qui y [est] offerte par l’Association. » Mais pour certains, cette « tournée » n’est pas la seule. Ainsi le 28 novembre 1925 [15] :

« [...] à l’issue du cortège, deux « Escholiers » entrèrent chez un commerçant « ad bibendum ». Et, dame ! Chacun a ses opinions sur l’élégance adéquate aux jours de fête : ils avaient pensé, eux, que le noir habille bien. A ces excellents clients, le cafetier fit grise mine, tant qu’ils durent vider les lieux en se payant... sa cafetière. »

A la rentrée 1924, le président Colas-Pelletier rappelle aux délégués « que le monôme doit être gai, mais il faut exclure les transparents trop obsènes, afin de ne pas émouvoir la rumeur publique ». En 1927, un article ironique de L’A [16] évoque les « exhibitions manifestement contraires [...] à la pudeur des foules ». Une nouvelle fois, mention est faite d’étudiants « en train de polluer la pièce d’eau » de la place du Palais. Par ailleurs, quelques lignes nous laissent imaginer la teneur des transparents : celui des agricoles représente « une vache au mamelles évidentes et démesurées » et celui de la pharmacie expose une femme nue. A cela il faut ajouter les chants et autres chahuts pour avoir un aperçu global de ces jours de monôme.

Et parfois, le défilé emprunte les transports en communs :

« On dit que... le directeur des tramways électriques tempête, indigné, contre l’exubérance démesurée des agris qui, sous l’impulsion d’ardeurs chahuteuses, ont déchaîné des mouvements de tangage, de roulis, des soubresauts qui font câbrer les trams et menacent de les faire dérailler [17]. »

Cependant, l’année 1932 marque l’arrivée des bus à Rennes. Elle est perçue comme une « menace « :

« C’est la lutte du moteur à explosion contre le rhéostat, autrement dit de M. Morin contre le Conseil municipal.

Lequel l’emportera ? Peu nous importe ! Nous constatons simplement que les étudiants ont été gravement atteints dans leurs prérogatives impréscriptibles. Comment ! ce sont les autos cars et bus qui maintenant font leur monôme de rentrée, et avant que l’Association Générale ait fait le sien ! C’est tout simplement scandaleux. Ah ! voilà bien ce que deviennent les traditions ! Qu’est donc devenu le savoir-vivre de nos pères.

Le plus terrible, c’est que les étudiants sont désarmés devant les bus. Au moins, ils peuvent avec les trams tirer la corde du troley, descendre en marche sans payer et sans risquer de se casser le cou ; avec les nouveaux engins, c’est impossible.

Je crois donc que le simple bon sens comme l’intérêt commandent à tous les camarades de repousser les bus, comme dangereux pour le maintien des traditions et de notre porte-monnaie... Prosaïque question de gros sous ? Peut-être.

J’espère donc fermement que, grâce aux efforts conjugués des étudiants et du Conseil municipal, il ne tardera pas à s’élever un petit monticule sur lequel sera écrit :

CI GIT BUS.

N.D.L.R. - Le rédacteur en chef de L’A et ses collaborateurs s’associent volontiers à cette protestation. La disparition des tramways fera en même temps disparaître une des sources les plus fécondes de plaisanteries humoristiques et journalistiques rennaises.

Que deviendront-nous alors, grands dieux ! [18] »

Au sujet de cet article, il faut retracer la « polémique autour de la première ligne de bus. [19] »

« La création de la première ligne de bus rennaise remonte à novembre 1932.

Un ancien carrossier, M. Pierre Morin, décide de lancer sans autorisation une ligne entre la République et l’Octroi de Nantes.

Il écoperas de 600 contraventions en 45 jours pour stationnement non autorisé place de la République et sera condamné à payer 5 amendes de 2 f pour mise en service d’une voiture de place sans autorisation.

Finalement, M. Morin abandonne et la Compagnie des Tramways Electriques, qui avait mis en service le 25 novembre 1932, une ligne de bus entre le quartier de Redon et le boulevard Sévigné, reprend la ligne exploitée par M. Morin. »

Outre le monôme général qui, comme son nom l’indique, rassemble tous les étudiants de la ville, il existe aussi les monômes corporatifs auxquels participent les membres d’une seule discipline. Ainsi, par exemple, à la rentrée 1929 [20], les « juridiques » se rendent en monôme rue de Saint-Brieuc, à l’Ecole Nationale d’Agriculture où a lieu « une cordiale réunion d’amitié juridico-agricole, joyeusement marquée par des laïus vibrants, et par des chants ardents ». Et à leur tour, « les Agris, suivant une vieille tradition, [rendent] leur première visite officielle à la cité rennaise, en un monôme particulièrement animé. Puis, selon la bonne coutume, ils [sont] reçus par les juridiques, à la Maison des Etudiants ».


Autre tradition de début d’année, le bizutage est un ensemble d’épreuves et de brimades qui permet d’incorporer les nouveaux étudiants tout juste sortis du lycée. Si ces « bizuts » sont régulièrement mentionnés dans les colonnes de L’A, ce n’est pas le cas des épreuves auxquelles ils sont soumis lors des rentrées. Il est pourtant à peu près certain que chaque corporation organise son propre bizutage. Mais le secret semble ne pas devoir être dévoilé. Les écrits sur le sujet sont donc rares. Voici cependant la description de la rentrée chez les élèves des beaux-arts de Rennes en 1933 [21].

« Les Beaux-Arts sont rentrés

C’est toujours avec une grande joie que les Beaux-Arts attendent la rentrée de leurs jeunes rapins ; si des figures soigneusement rasées, si le snobisme présent ont remplacé les chevelures abondantes, les barbes hirsutes et le laisser-aller d’autrefois, le « bleu » malgré tout appréhende cette vie d’atelier qu’il va affronter avec une joie mêlée de quelque épouvante.

En effet, une fois la présentation faite, une fois la correction achevée, une fois le maître sorti, la ruche, dans laquelle le nouveau venu se sent encore bien isolé, se met à bourdonner dans toute son indépendance ; les planches se recouvrent d’un brouhaha assourdissant, les figures se marquent d’une joie intense : le nouveau est décidément prisonnier, et l’on va rire.

Connaissance lui est faite du « massier », parfois peu consciencieux, et du chef-cochon, aux allures farouches et terrifiantes, projetant vers lui, figé comme une statue dans le sanctuaire des anciens, des flots d’eau destinés, sinon à le refroidir dans ses élans artistiques, du moins à lui former le caractère.

Alors commence le long questionnaire de ses talents, de sa morale et de ses espoirs devant le jury des respectueux anciens à la tenue débraillée et aux blouses maculées. La séance terminée, grâce lui est faite pour apprendre à copier des chapiteaux toscans, dessiner des volutes, tenir un pinceau, pour avoir la gloire d’être chargé de tracer des ombres sans jamais profiter de leur fraîcheur, ou pour tourner sur le fond d’un godet un bâton d’encre de Chine jusqu’à ébullition de l’eau.

Pour autant, il n’est pas encore considéré comme faisant partie de l’atelier ; aussi doit-il payer à tous l’apéritif, pendant lequel il sera invité poliment à poser nu sur une table pour chanter le bienfait du nectar qu’il offre et se conformer aux différents rites et coutumes, accompagnés du fameux chant des Pompiers. Au reste, en cas de refus de sa part, il devrait retrouver le compas à volutes chez Sexer et Colombo, faire tous les libraires pour acheter du mastic à papier, etc. Il lui serait même interdit de participer « au baptême », qui est l’origine de cette camaraderie si légendaire qui ne se perdra jamais tout le long des carrières et qui doit le sacrer membre de cette Corpo aux vieilles coutumes. 

Enfin, lorsqu’il sera ancien, il se consolera de ces épreuves et exercera sa verve vengeresse sur de pauvres rapins, auxquels il fera connaître les délices de leur situation, pendant que commence pour lui le labor improbus. »

L’esprit estudiantin se trouve donc aussi dans ces rites du bizutage. Mais il apparaît alors bien secret. En d’autres occasions, il s’offre non plus seulement aux seuls étudiants mais à la population de la ville. Ainsi, lors des festivités tous sont invités à s’amuser.



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[1] R. D., « La gaieté est un de nos devoirs », L’A n° 5 L.23 février 1920, p. 1

[2] PREVOST L., « Après Montpellier - Compte-rendu du Xe Congrès de l’Union Nationale des A. d’Etudiants », L’A n° 1 J. 1er décembre 1921, p. 4

[3] [sans auteur] « Echos du Congrès », L’A n° 11 Merc. 25 mai 1927, p. 4

[4] LEON J., « Laïus officiel - Confédération Internationale des Etudiants. Impressions du Congrès de Budapest », L’A n° 3 J. 16 janvier 1930, p. 7

[5] MUSSAT A., « Numéro douze », L’A n° 12 J. 23 juin 1932, p. 11

[6] QUITO, « Le congrès... et sa muse », L’A n° 10 J. 4 mai 1933, p. 8

[7] [sans auteur] « Début de congrès », L’A n° 8 J. 26 avril 1934, p. 9

[8] [sans auteur] « Vichy ? On n’en a cure... - Le congrès s’amuse », L’A n° 9 [avril 1937], p. 1

[9] PREVOST L., « Le Congrès de Strasbourg », L’A n° 1 L. 22 décembre 1919, pp. 1 et 2

[10] [sans auteur] « Bureau de la corporation du droit », L’A n° 1 J. 3 décembre 1936, p. 4

[11] Le serre-file, « Le monôme du 20 décembre », L’A n° 2 L. 12 janvier 1920, p. 1

[12] Pic, « Retour », L’A n° 1 J. 25 novembre 1920, p. 2

[13] [sans auteur] « Le Monôme de Rentrée », L’A n° 2 J. 9 décembre 1920, p. 1

[14] [sans auteur] « Les Etudiants Rennais ont du poil quelque part - Le Samedi 18 Décembre, par 2 degrés au-dessous de zéro, un monôme énorme en longueur, en clameur et en couleur parcourt les rues de la ville », L’A n° 3 J. 6 janvier 1921, p. 3

[15] [sans auteur] « Une belle manifestation de solidarité. Les suites du monôme », L’A n°1 J. 17 décembre 1925, p. 1

[16] Toc, « Pudicité de l’Ouest », L’A n° 1 J. 15 décembre 1927, p. 3 et ANNEXE 2

[17] [sans auteur] « On dit que... », L’A n° 1 J. 4 décembre 1930, p. 2

[18] [sans auteur] « Protestation - Il y’a de l’A... bus », L’A n° 1 J 1er décembre 1932, p. 1

[19] Un siècle de transports collectifs à Rennes, plaquette éditée par Rennes District pour l’exposition de 1997 sur ce thème.

[20] [sans auteur] « L’A vit », L’A n° 1 J. 5 décembre 1929, p. 7

[21] S. D., « Les Beaux-Arts sont rentrés », L’A n° 2 J. 21 décembre 1933, p. 2


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