II. LA DEFENSE DES INTERETS ESTUDIANTINS

Le corporatisme de l’A.G.E.R. ou de l’U.N.E.F. a déjà révélé un de ses aspects dans l’activité visant à l’amélioration de la vie quotidienne des étudiants. Au-delà, il consiste aussi à défendre tous les intérêts de l’étudiant et notamment ceux qui sont liés à son avenir. Or, durant la période de l’entre-deux-guerres, trouver un emploi, même pour un jeune diplômé, est devenu un problème. Les A.G. et l’Union Nationale vont s’attacher à le résoudre. Elles utilisent différents moyens, y compris la contestation, ce qui est nouveau. Mais dans tous les cas, le mouvement associatif estudiantin réaffirme son apolitisme.

A. L’avenir professionnel

L’étudiant d’après-guerre se différencie de ses prédécesseurs. Il semble doté d’une maturité nouvelle née des épreuves de la guerre et des difficultés matérielles du quotidien. Désormais, il est également préoccupé par son avenir. L’Union Nationale des Etudiants de France se penche sur le problème déjà abordé au niveau des Associations Générales.

L’orientation professionnelle et le B.U.S.

Les A.G.E. ont mis en place, dès le début des années 1920, des services de placement. Ils sont destinés à tisser un réseau de solidarité visant à faciliter, pour les étudiants, l’accès aux emplois. Mais le placement des jeunes diplômés semble devenir toujours plus difficile pour deux raisons principales : l’augmentation des effectifs dans l’enseignement supérieur et le rétrécissement du marché du travail provoqué par les difficultés économiques.

Un article de L’A de février 1928 [1], nous parle de la volonté de l’U.N.E.F. de dresser des statistiques donnant annuellement :

« 1° Le nombre d’étudiants travaillant en vue de telle profession, ce qu’elle espère obtenir par l’intermédiaire du ministère de l’Instruction publique ;

2° Le nombre des demandes adressées aux employeurs par les diplômés des Facultés ou grandes Ecoles, en les classant par professions et en séparant dans chaque catégorie, les jeunes filles et les jeunes gens ;

3° Avec la même classification, le nombre de demandes satisfaites. [...]

C’est évidemment une œuvre de longue haleine et pour mener à bien sa tâche, l’Union Nationale des Etudiants se permet de faire appel à l’obligeante collaboration des organisations syndicales et corporatives, aux patrons, aux intellectuels salariés. »

Lors du XIXe congrès de l’Union Nationale qui se tient à Alger en avril 1930, Mlle Bernson présente un rapport sur l’Office de documentation professionnelle. Le rapport est très applaudi [2]. L’année suivante, au congrès de Caen, la déléguée du Cercle de Strasbourg présente à nouveau un rapport [3]. Elle signe également un article repris dans L’A du 15 mai où elle expose but, plan d’action et résultats de l’Office [4].

Le but est de faciliter l’orientation des étudiants mais aussi des futurs étudiants « complétant leurs études secondaires ou primaires supérieures avant d’entrer en Faculté ou dans les Ecoles ». Pour cela, il faut dresser un tableau de la situation du « marché du travail intellectuel ». « Il importe de savoir si la carrière choisie offrira, à la fin des études, un débouché relativement aisé car il faut craindre l’embouteillage dû au grand nombre de tendances parallèles, d’où résulte immédiatement, par suite de la concurrence, un abaissement du salaire accordé. On voit le danger de stagnation ou de non réussite qui menace les mal informés ». L’U.N. se propose donc de rassembler ces informations.

« Ce travail, en voie d’organisation déjà assez avancée pour les travailleurs manuels, n’a été qu’ébauché à peine pour les intellectuels ». R. Bernson souligne l’étendue de la tâche et les difficultés déjà rencontrées. Les dix-huit premiers mois lui ont permis de se rendre compte qu’un certain nombre d’objectifs théoriques étaient plus ou moins irréalisables dans la pratique. En effet, l’expérience montre que la collecte d’informations en des lieux très divers est longue. De nombreuses visites et de multiples rappels ne suffisent pourtant pas toujours à obtenir ce qu’on cherche. Ainsi, « rares sont les enquêtes qui apportent des résultats à peu près complets ». Alors on s’adapte aux réalités.

Dès le congrès d’Alger, Mlle Bernson a proposé de publier un ouvrage présentant les résultats obtenus par l’Office. Il s’agit de le diffuser largement pour toucher tous les futurs étudiants. L’idée n’est pas nouvelle car « une publication de ce genre a été faite à l’étranger, avec rééditions annuelles, et a obtenu un grand succès. » Ce projet d’édition est en voie de réalisation. Le deuxième moyen de communiquer les résultats d’enquêtes est d’utiliser les Associations Générales comme relais. Le projet est de créer dans chaque A.G. un centre de documentation réunissant des ouvrages que l’Office de documentation procurerait à des conditions spéciales.

Mais face à l’absence de réponse, le projet est remis à plus tard. L’Office se contente donc de faire parvenir aux Associations des programmes de concours, des notices relatives à certaines carrières administratives ainsi que des circulaires trimestrielles les informant de l’ouverture d’enquêtes et de l’état du « marché du travail intellectuel » d’une façon aussi précise que les données le permettent.

Le bureau de l’U.N. décide « de presser la publication du livre de Mlle Bernson sur la documentation professionnelle [5] ». L’urgence se comprend si l’on restitue le contexte. La crise économique de 1929 a de graves répercutions sur le marché du travail. Certaines catégories d’étudiants à la recherche d’un emploi rencontrent de réelles difficultés. Pour y remédier, le besoin de statistiques d’orientation destinées au placement des diplômés se fait sentir. Mais tout est à faire dans ce domaine et l’Office de documentation professionnelle s’en occupe.

Il est bientôt relayé par le Bureau Universitaire de Statistique (B.U.S.) créé en 1933 [6]. En 1938, Jules-Pierre Loyer, alors président de l’A.G.E.R., présente le B.U.S. dans un article aux lecteurs de L’A. On apprend qu’il est né sur l’initiative de l’U.N.E.F., de la Confédération des Travailleurs Intellectuels et de la Fédération des Associations de Parents d’élèves de l’enseignement secondaire. Son but est de « fournir aux étudiants et élèves des Universités, des Grandes Ecoles et des Ecoles techniques, des renseignements utiles sur l’état du marché du travail intellectuel, ainsi que sur ses besoins réels, par la publication régulière de statistiques concernant les effectifs scolaires, les besoins des professions libérales et des cadres de l’industrie et du commerce. Le B.U.S. pourra ainsi conseiller sur les meilleurs débouchés susceptibles de leur offrir une situation [7]. »

Son action consiste à collecter les informations auprès des groupements professionnels, des autorités locales ou des particuliers et à les publier, à organiser des conférences et des cours, à constituer des comités locaux au sein des Associations Générales. Ces diverses activités sont orchestrées par un secrétariat général. Des circulaires bi-mensuelles paraissent afin d’assurer une large diffusion des données recueillies. Le président Loyer précise qu’elle sont accessibles à l’Association.

Loyer émet aussi le vœu d’organiser un « centre local de documentation » suivant l’exemple des essais tentés à Montpellier, Tours, Dijon, Amiens. En fait, c’est le rectorat qui va prendre les choses en mains. En 1936-1937, « conformément aux prescriptions ministérielles, un service [est] installé dans les bureau du Rectorat, sous la direction de M. Moine, pour établir la liaison avec le B.U.S. de Paris, et pour centraliser à l’usage des étudiants tous les renseignements de documentation et d’orientation professionnelle de nature à les intéresser. Ce service se charge de diffuser toutes les circulaires du B.U.S. et de donner des renseignements à tous les étudiants qui lui en demandent. Il provoque dès maintenant une correspondance très active [8]. » De cette manière, le B.U.S. va permettre à de nombreux étudiants de s’orienter et de trouver des débouchés. Notons que son impact a été fort et durable puisqu’il existe toujours après la guerre.

La grève

Toujours dans le registre des préoccupations des étudiants français face à leur avenir professionnel, un autre moyen peut être utilisé pour obtenir satisfaction : la grève. Il s’agit là, somme toute, d’une action peu usitée. En effet, on a pu voir que les étudiants privilégient le recours aux autorités locales ou nationales sous la forme de vœux polis dont les résultats sont attendus patiemment. Or, en mai 1933, les étudiants français descendent dans la rue pour défendre leurs intérêts corporatistes.

A Rennes, c’est une première, ce qui donne un relief particulier à l’événement. Un article paru dans L’A et que nous devons à la plume d’André-Paul Mussat, nous fournit « explications et éclaircissements » sur les causes du mouvement et sur son déroulement à Rennes [9]. Le point de départ du mouvement est la parution, au Journal officiel du 2 janvier 1933, d’un décret signé par MM. Boncour et Chéron. Ce décret suspend jusqu’au 31 décembre 1933 les concours aux fonctions publiques et les nominations de fonctionnaires. Les Associations Générales et leur Union Nationale protestent alors auprès des ministres. Ils ne peuvent accepter que l’Etat règle ses problèmes budgétaires en prenant pour cible la jeunesse universitaire. Des décrets de dérogation leurs sont promis et les étudiants patientent.

Ces décrets, arrêtés pour la plupart au ministère du Budget, tardent à paraître et ne satisfont pas les étudiants. Au congrès de l’U.N., à Pau, en avril, la question du décret Chéron est examinée par chaque office central. L’office central des études de droit, particulièrement concerné, émet un certain nombre de propositions à partir desquelles un accord se dégage rapidement. Et l’U.N. décide la poursuite des démarches du secrétariat général auprès des ministères compétents, l’envoi de pétitions et la tenue à la rentrée, si la situation s’y prête, de manifestations de mécontentement selon des formes laissées à l’appréciation de chaque Association Générale.

C’est ainsi qu’à Rennes, le soir du mercredi 3 mai, le président du droit, Chapel, appelle l’A.G.E.R. à la grève. Le fait qu’aucun élément nouveau n’ait été apporté par le gouvernement motive cette demande. Or, depuis le congrès de Pau, seuls les offices du droit et de médecine ont pris une décision sur la grève. Les autres organes responsables de l’Union Nationale ne s’occupe pas de la situation. Le secrétariat général semble même ne pas vouloir la grève et poursuit son activité pour obtenir des dérogations auprès des ministres concernés. Face à ce manque de clarté de l’U.N.E.F., Lejeune, président de l’Association Générale de Rennes, s’associe aux paroles de Chapel en demandant simplement d’attendre le lendemain pour prendre les décisions définitives.

Le 4 donc, les représentants de toutes les corporations de Rennes sont réunis. La grève est votée à l’unanimité, le courrier n’ayant apporté aucune nouvelle précision. Les étudiants rennais prennent donc leurs propres responsabilités « en accord avec les décisions de Pau, en accord avec la volonté des étudiants français [10]. » Le programme du lendemain est fixé. Des tracts expliquant l’ordre de grève aux étudiants sont imprimés. Les autorisations sont obtenues auprès de la municipalité [11]. Le vendredi 5 mai, un millier d’étudiants rennais de toutes les corporations se regroupent. Dans les facultés vides, les piquets de grève en béret sont en place, les cours sont suspendus, la bibliothèque est désertée. Une réunion se tient au Palais Saint-Georges où les présidents Lejeune et Chapel prennent la parole. L’assemblée vote ensuite à l’unanimité l’ordre du jour. Puis, vers 11h30 :

« le drapeau de l’Association est déployé, les pancartes s’agitent, le cortège se forme. En rang par trois, les étudiants défilent et [ont] la bonne surprise de constater un groupe compact d’étudiantes emmené par leur présidente, coiffée de son béret des grands jours. Deux cents, trois cents... avait pensé le Comité. Il y [a] là un bon millier d’étudiantes et d’étudiants qui, groupés derrière leur Comité aux bérets surchargés d’insignes, derrière l’écharpe violette de Lejeune et l’écharpe rouge de Chapel, se [mettent] à défiler silencieusement. Les braves bourgeois rennais n’en [reviennent] pas : pensez donc, pas de chanson, pas de chahut. C’était donc vrai, il existe une Association des Etudiants [12]. »

Plusieurs remarques peuvent être faites à propos des événements. Tout d’abord, c’est la première fois que l’A.G.E.R. prend « la responsabilité d’un ordre de grève générale à propos d’une question de défense corporative ». En second lieu il faut noter que l’Association, « groupant 1200 étudiants sur 1750 inscrits » dans les facultés et écoles, représente vraiment les étudiants rennais. La grève massivement suivie en apporte une preuve éclatante. Troisièmement, les étudiants de Paris, Grenoble, Toulouse, Bordeaux, Dijon et Strasbourg ont également marqué leur contestation face au décret Chéron. Une telle démonstration de solidarité entre étudiants devient ainsi une démonstration de force. Enfin, Mussat se réjouit du mouvement, parce qu’il prêche avec quelques autres et « depuis des années l’action syndicale ».

Dans un article publié dans L’A, en mai 1926, il exposait sa pensée [13] :

« L’activité de l’Union Nationale doit être syndicale. Elle doit tendre non seulement à défendre les droits acquis, mais également à collaborer aux réformes nécessaires. Et nous ne saurions trop protester à ce sujet contre un certain autoritarisme qui exclurait la consultation des intéressés. […]

Et la conclusion est toujours la même : soutenez vos corporations, votre association générale, votre union nationale.

Sans cela, ne vous plaignez pas. »

L’idée a fait son chemin, semble-t-il, puisque nous la retrouvons, sous une forme extrême, dans l’action représentée par la grève.

Mussat souligne la nouveauté du mouvement en précisant que les étudiants ont suivi l’exemple des fonctionnaires. Et s’il se justifie c’est qu’il sait « bien que certains pensent peut-être que les procédés de grève sont indignes des intellectuels. » Il ajoute : « Des intellectuels du dix-neuvième siècle peut-être. Mais nous ne sommes pas responsables des conditions de vie qui nous poussent à adopter des moyens plébéyens. Et, pour ma part, je ne crois pas que ce soit un mal, même faute, que d’affirmer la vigueur du syndicalisme universitaire et de développer le sentiment d’association chez les intellectuels [14]. »

Il faut souligner le fait que le 5 mai, les étudiants rennais assemblés votent « une motion exprimant une fois de plus combien l’A.G. [est] éloignée de toute arrière-pensée politique ».

B. L’apolitisme affiché

L’une des principales caractéristiques du mouvement associatif estudiantin de l’entre-deux-guerres est la volonté de rester à l’écart de tout débat politique. Il s’agit d’une constante sur l’ensemble de la période. Nous avons pu voir que les étudiants ne sont pas pour autant coupés de leur époque et de la vie réelle. Cependant si le fait de ne pas s’engager politiquement possède ses avantages, il s’avère parfois difficile à réaliser ou à assumer.

Dès la première page du numéro 1 de L’A, quatre petites lignes signées « Les Etudiants » soulignent une volonté de neutralité [15] :

« L’A récalcitre aux colorants

Confessionnels et politiques.

Nos principes sont différents,

Mais notre journal est unique ! »

Les statuts de l’Association Générale des Etudiantes et Etudiants Rennais sont également très clairs sur ce point. Ceux de 1919 [16] précisent, dans l’article XII, que « les questions politiques et religieuses sont interdites à l’association ». Dans les statuts datés de 1923 [17], l’article 3 souligne que « l’Association n’a aucun caractère politique ni religieux ». Mais pour autant, « les étudiants se désintéressent-ils des questions sociales, politiques, économiques...? » En avril 1920, R. Dagorne, rédacteur à L’A, répond à cette question dont il a fait le titre d’un de ses articles :

« Nous vivons encore à l’Association Générale sur le principe de l’Union sacrée. Permanence au sein d’un monde qui déjà s’en est dégagé d’un esprit dont le règne fut bref ! Aucun des groupements d’étudiants d’avant-guerre (Union républicaine, Groupe socialiste...) ne s’est reconstitué. Ce n’est pas à dire qu’il n’est pas parmi nous des monarchistes, des républicains, des socialistes. Ce n’est pas à dire que certains n’ont pas une opinion sur les grèves, sur notre situation financière, sur la vie chère, sur la Société des Nations, sur l’Allemagne, sur la Russie, sur l’Angleterre, sur l’Amérique, sur la Syrie, etc., etc.... Mais c’est-à-dire que d’autres ont sur les mêmes objets en bloc, ou sur des points de détail de ces mêmes objets, des opinions toutes opposées ou toutes différentes. Aussi l’Association, fidèle à son épithète de générale, et son organe officiel, de près comme de loin, ont répugné à aborder, dans leur sein, l’examen de matières qui n’étaient pas de leur ressort et dont la discussion était susceptible de nous partager. [18] »

Or une certaine agitation se développe bientôt au sein de l’A.G.E.R. et du journal. Et dans le numéro de L’A du 30 avril, le comité de rédaction rappelle, sans les détailler, que « des événements [...] avaient jeté la zizanie parmi les étudiants. [...] L’entente qui s’est faite, pour être durable, implique l’abandon de toute discussion politique ou sociale aiguë dans l’Association et dans les colonnes de son journal [19]. »

On voit à travers cet exemple qu’un effort doit parfois être fait afin de ne pas succomber aux tentations politiques. C’est le cas au niveau local, au sein des Associations Générales. Il s’agit presque d’une question de survie. En effet, les étudiants doivent rester unis. Leurs intérêts ne seront défendus que s’ils constituent un front commun. Or faire de la politique est pour eux prendre le risque de se désunir.

C’est aussi une réalité au niveau national dans le cadre de l’Union Nationale des Etudiants de France. Un article de L’A de mai 1927 [20] dresse un compte-rendu du Congrès de Strasbourg. On y trouve notamment cette mise au point :

« Quelques jours après le Congrès, qui fut cette année particulièrement brillant, étant donné le caractère patriotique qu’il présentait, certains journaux de Paris n’ont pas craint de mettre le nez, très inconsidérément du reste, dans nos intérêts d’étudiants, allant même jusqu’à dévoiler au grand public certains incidents personnels qui ont illustré la physionomie du congrès délibérant, mais qui, quoique publics, n’auraient pas dû dépasser les limites de l’assemblée. [...]

Je veux parler spécialement de l’ Œuvre et du Charivari. [...] Chacun d’eux croit voir dans l’élection du nouveau Comité de l’U.N. une manœuvre politique, et ceci parce que X..., Y..., Z..., ont telle opinion de parti.

Nous protestons.

Car chacun, il me semble, a le droit d’avoir quelques opinions politiques. [...] Je pense que les seules couleurs du nouveau Comité de l’U.N. sont les trois couleurs : bleu, blanc, rouge, qui flottent au-dessus de nos têtes à tous. »

On peut se demander si cette protestation ne cache pas une volonté de dissimuler de réelles dissensions politiques ou, tout au moins, de les minimiser. En effet, les graves difficultés qui agitent l’Union Nationale au début des années trente et que l’on a déjà évoquées précédemment, s’expliquent en partie par le non respect de la neutralité politique. Ainsi, au congrès d’Alger, l’Association Générale de Paris est dénoncée pour être devenue l’organe d’un groupement politique. Elle « est exclue de l’U.N. pour manœuvres politiques [21] ».

La tourmente et les soupçons fondés ou non touchent également certains étudiants influents dans le mouvement associatif. Ils sont parfois accusés de se servir de l’U.N. comme tremplin vers une carrière par l’obtention de postes importants au bureau de l’Union. Ainsi, lors du Congrès de Pau de 1933, Moy, secrétaire général en fin de mandat, dément « l’information selon laquelle il accepterait un poste au ministère de l’Education Nationale, aux services nouvellement créés de l’Orientation professionnelle. » Et Mussat, a qui l’on doit le compte-rendu ajoute que ce « démenti a déçu certainement par sa netteté pas mal de calomniateurs avoués ou non [22]. »

Revenons à Rennes où, à la fin de l’année 1933, un événement secoue toute la population et n’épargne pas la communauté estudiantine. « La Terre des Prêtres, pièce à thèse où on asticote vertement le clergé a provoqué un beau chahut » peut-on lire dans L’A [23]. Dans le numéro suivant, Jean Bouic signe une « mise au point » en ces termes : « Le Président de l’A, ému des polémiques soulevées par la représentation de la Terre des Prêtres, et des articles tendancieux de certains journalistes, proteste de la neutralité absolue de l’Association Générale des Etudiants et du journal L’A, tant en matière politique que religieuse [24]. » Pierre Jakez Hélias est alors étudiant à Rennes. Voici comment il présente la situation, quelques années plus tard :

« Mais la longue et violente bataille livrée autour du livre d’Yves Le Febvre, la Terre des prêtres, était autrement considérable à mes yeux. Cet ouvrage d’un magistrat anticlérical et jacobin avait été ressenti par le clergé et une grande part de l’obédience catholique comme une profanation des valeurs spirituelles et une attaque en règle contre le pouvoir temporel de l’Eglise en Bretagne où les prêtres semblaient intouchables. Ce qu’ils n’étaient pas au premier chef pour les catholiques modérés. Toujours est-il qu’on en tira une pièce de théâtre fort médiocre qui déchaîna les passions à travers l’ancienne province de la reine Anne. Les tenants de l’Eglise d’un côté, les Comités de défense laïque de l’autre s’affrontèrent durement à l’occasion de chaque séance dans les villes et bourgades du Finistère. Ce fut là le dernier épisode vraiment dramatique, par sa durée et ses excès, de la lutte traditionnelle entre les Rouges et les Blancs. Le sommet de la crise, inscrite elle-même dans un phénomène plus large, fut atteint, le 23 novembre 1933, lors de la représentation de Rennes. Les forces de l’ordre durent encore charger pour dégager la place de la Mairie. La guerre chaude et froide n’en cessa pas pour autant. Gendarmes et gardes mobiles intervinrent en d’autres endroits pendant l’année suivante. Les ténors politiques s’employèrent à mettre de l’huile sur l’un et l’autre feu, sommés qu’ils étaient de prendre parti. Calotins et bouffeurs de curés se déchaînaient de toutes parts et sans arrêt tandis que des courants raisonnables et clairvoyants, à gauche, à droite et entre les deux, cherchaient vainement à calmer les esprits. En fin de compte, l’effervescence finit par tomber d’elle-même. Les combattants en vinrent à convenir que l’affaire ne valait pas la peine que l’on se livrât à de pareils excès de langage, d’écriture et de voies de faits. Yves Le Febvre, l’auteur, magistrat à Amiens, ne s’était jamais déplacé pour voir jouer la pièce, plutôt mal d’ailleurs au témoignage de ceux qui l’ont vue et entendue malgré le climat d’émeute qui régnait autour des salles et quelquefois à l’intérieur. Mais la pièce en elle-même avait-elle tant d’importance ? Elle n’était qu’un détonateur d’abord et un prétexte ensuite pour régler des comptes en cours [25]. »

Pierre Jakez Hélias est président de la corporation des étudiants en lettres à la fin des années trente. Plusieurs dizaines d’années plus tard, il relate l’agitation politique de l’époque :

« La ville de Rennes, si assoupie qu’elle parût dans ces années-là, n’avait pas tiré un trait sur son passé frondeur. C’était de là qu’était partie la Révolte du papier timbré (1675) dont le Pays Bigouden devait payer le prix le plus fort. Elle ne prenait pas souvent des coups de sang, mais se montrait ferme et déterminée quand sa résolution était prise. Les étudiants descendaient volontiers dans la rue, quelquefois pour de simple monôme revendicatifs à la bonne franquette, mais aussi quand leurs convictions politiques étaient en jeu. Nous avons connu quelques batailles rangées, dans le centre ville, contre les camelots du roi et les croix de feu du colonel de La Rocque. De ce dernier, nous avions travesti le nom pour en faire le roconel de la Loque. Il ne reste pas grand souvenir de ces échauffourées. Or, au premier rang des manifestants, je me suis heurté aux gardes à cheval sans pouvoir reculer pour deux raisons majeures : il y avait une foule derrière nous qui nous poussait inexorablement vers les cavaliers casqués. Pas de repli possible, nous étions déjà sous les naseaux des montures. Et j’étais au nombre des présidents de corporations dont le point d’honneur consistait à marcher en tête de leurs troupes. Cet héroïsme obligé m’a valu un coup de plat de sabre, heureusement resté au fourreau. La tête sonnante et vacillant sur mes jambes, je me suis retrouvé à l’hôpital pour quelques heures, le temps pour les toubibs de s’assurer que je n’avais rien d’abîmé, ce qui sera confirmé, quelques jours plus tard, par un nouvel examen de ma caboche [26]. »

Ce témoignage montre que les étudiants prennent une part active aux manifestations politiques. Et les représentants du mouvement associatif n’en sont pas absents, bien au contraire. Ils sont ainsi en contradiction avec la ligne officielle qui demande de respecter la neutralité politique.



La politique internationale est un sujet sans doute moins sensible que la politique française. Les étudiants rennais en parlent plus librement. Les régimes italien et allemand et les grands événements des années vingt et trente font l’objet d’une attention particulière. Dans L’A de décembre 1922, par exemple, un article commente de façon humoristique « Le fascisme à Rennes [27] ». En janvier 1934, une parodie d’enquête permet de répondre à la question : « Que pensez-vous d’Hitler ? [28] ». Là encore, l’humour sert à dédramatiser le sujet et à éviter le débat sérieux et passionné.

La dérision n’empêche pourtant pas la critique et les jeux de mots cachent parfois de tristes réalités :

« Avec cette sacrée manie de saluer à la romaine pour tout et pour rien, chaque Allemand n’est plus maintenant qu’un nazi à tic [29]. »

A plusieurs reprises, les exigences ou les réalisations belliqueuses de l’Italie sont dénoncées mais toujours sur le mode de la plaisanterie. En 1930, un conflit imaginaire éclate entre l’Italie et la « République cessonienne » [30]. En 1935, un reportage ironique du journal des étudiants rennais parle d’Adis-Abeba et dénonce ainsi la politique italienne en Ethiopie [31]. En 1938, les étudiants rennais descendent dans la rue pour un défilé humoristique [32]. Les photos publiées dans L’A permettent de lire certains panneaux portés par les étudiants : « Rhum aux Bretons », « L’Ethiopie aux Bretons »,… En mars 1939, une nouvelle « Levée de boucliers » contre l’Italie et son Duce se traduit en écrits ironiques et en photographies dans l’organe de l’A [33].

Quelques années auparavant, pourtant, certains étudiants rennais ont fait le voyage en Italie afin de rencontrer leurs homologues transalpins. En mai 1934, les élèves de l’Ecole d’Agriculture sont reçus dans un « Groupe Universitaire Fasciste ». Ils sont surtout sensibles aux progrès de l’agriculture italienne. De son voyage quelques mois plus tôt, le littéraire André Mussat tire des conclusions plus critiques, visibles en… italiques. Mussat évoque d’abord le système fasciste que lui a présenté un certain Giacomini, secrétaire du « Gruppi Universati Fasciste » de Venise. Puis il termine ainsi [34] :

« […]

Depuis quelques années, les étudiants français ont constitué un véritable syndicalisme, à base de discipline librement consentie. Ce syndicalisme a à son actif bien des réalisations auxquelles les Italiens commencent à songer : maisons des étudiants, cités universitaires, restaurants coopératifs. La plupart des G.U.F. sont installés dans la Fédération fasciste, alors que chez nous, toutes les Associations d’étudiants ont leur immeuble propre.

A côté de cela, du point de vue matériel, nous avons à profiter de l’expérience italienne, surtout pour le sport universitaire.

Du point de vue intellectuel, rien de commun : pas de possibilité de comparaison. Liberté, neutralité politique, autant de principes qui creusent un fossé entre les Italiens et nous. Mais ce fossé, quoi qu’en pensent certains, n’est pas infranchissable. A-t-on le droit d’isoler deux jeunesses ardentes, surtout quand leurs conceptions de vie, leur philosophie de l’existence de la vie collective et individuelle, sont violemment opposées ? Mais pour que les contacts soient fructueux, il faut que les étudiants s’imprègnent chaque jour un peu plus de l’idée de solidarité. Et nous demandons à nos camarades italiens de quitter un instant cette attitude de dureté romaine : nous les connaissons, nous les estimons, quoique parfois ils en pensent. »

Outre l’intérêt du texte de nous présenter l’opinion d’un étudiant français sur le régime italien, nous retrouvons la notion de syndicalisme qui semble chère à Mussat. Mais la notion ne comporte pas de dimension politique ou, du moins n’est-elle pas encore proclamée. Dans le milieu estudiantin de l’époque, l’apolitisme est une règle, même si chacun sait que l’exception la confirme.

L’apolitisme affiché, même s’il est donc pas toujours respecté, évite la dislocation du mouvement associatif estudiantin. Cela permet à ce dernier de mener à bien de grandes réalisations. Deux d’entres elles concernent la santé.




[1] [sans auteur] « Les préoccupations professionnelles des étudiants », L’A n° 6 J. 23 février 1928, p. 4

[2] COATANLEM Henri, Vice-président de l’A.G.E.R., Président de la Corporation de Pharmacie, « Le XIXe Congrès National de l’U.N. s’est réuni à Alger du 6 au 15 avril », L’A n° 10 J. 15 mai 1930, p. 6

[3] MUSSAT André, « Le XXe Congrès de l’Union Nationale s’est tenu à Caen du 7 au 13 avril », L’A n° 9 J. 30 avril 1931, p. 6

[4] BERNSON R., Déléguée du Cercle de Strasbourg, « L’Office de Documentation Professionnelle et l’U.N. », L’A n° 10 J. 15 mai 1931, p. 6

[5] [sans auteur] « L’œuvre de l’Union Nationale depuis le Congrès de Caen », L’A n° 1 J. 10 décembre 1931, p. 7

[6] BORELLA F. et de LA FOURNIERE M., Le syndicalisme étudiant, p. 73

[7] LOYER Jules-Pierre, Président de l’A.G., « Une création intéressante de l’U.N. des Etudiants – Le Bureau Universitaire de Statistique », L’A n° 3 J. 3 février 1938, p. 8

[8] BURH – 182 300 : Rapport annuel du Conseil de l’Université 1936-1937, pp. 14 et 15

[9] MUSSAT André-Paul, « Pourquoi la grève ? – Explications et éclaircissements », L’A n° 11 J. 18 mai 1933, p. 4

[10] MUSSAT André-Paul, « Pourquoi la grève ? – Explications et éclaircissements », L’A n° 11 J. 18 mai 1933, p. 4

[11] AMR – R 82 : lettres

[12] MUSSAT André-Paul, « Pourquoi la grève ? – Explications et éclaircissements », L’A n° 11 J. 18 mai 1933, p. 4

[13] MUSSAT A., « Laïus officiel – Quelques questions corporatives », L’A n° 10 J. 26 mai 1932, p. 11

[14] MUSSAT André-Paul, « Pourquoi la grève ? – Explications et éclaircissements », L’A n° 11 J. 18 mai 1933, p. 4

[15] Les Etudiants, « Par ci, par “l’A” », style='font-style: italic'>L’A n° 1 L. 22 décembre 1919, p. 1

[16] PIV : Statuts de l’A.G.E.R. 1919

[17] PIV : Statuts de l’A.G.E.R. 1923

[18] DAGORNE R., « Les étudiants se désintéressent-ils des questions sociales, politiques, économiques... ? », L’A n° 8 L. 19 avril 1920, p. 1

[19] Le Comité de Rédaction, « Note », L’A n° 9 V. 30 avril 1920, p. 1

[20] R. T., « Autour du “Congrès Tricolore” », L’A n° 11 Merc. 25 mai 1927, p. 4

[21] COATANLEM Henri, Vice-président de l’A.G.E.R., Président de la Corporation de Pharmacie, « Le XIXe Congrès National de l’U.N. s’est réuni à Alger du 6 au 15 avril », L’A n° 10 J. 15 mai 1930, p. 6

[22] MUSSAT A. P., « Le Congrès de l’Union Nationale des Etudiants. Pau 18 avril – 23 avril », L’A n° 10 J. 4 mai 1933, p. 4

[23] [sans auteur] « Terre des prêtres », L’A n° 1 J. 7 décembre 1933, p. 2

[24] BOUIC J., « Mise au point », L’A n° 2 J. 21 décembre 1933, p. 2

[25] HELIAS P.-J., Le quêteur de mémoire, pp. 127-128

[26] HELIAS P.-J., Le quêteur de mémoire, p. 125

[27] Phi-Phi, « Le fascisme à Rennes – Notre enquête sur les Chemises Noires », L’A n° 1 S. 2 décembre 1922, p. 4

[28] Loucky et Loucky associés, « Que pensez-vous d’Hitler ? », L’A n° 4 J. 25 janvier 1934, p. 2

[29] Charcel, « Entre vous et moi », L’A n° 3 J. 11 janvier 1934, p. 1

[30] L’A, « La guerre !!! », L’A n° 11 J 29 mai 1930, p. 1

[31] [sans auteur] « A Adis-Abeba », L’A n° 1 J. 28 novembre 1935, p. 1

[32] [sans auteur] « Rennes envahie ! ou notre manifestation vue par un bourgeois », L’A n° 2 J. 22 décembre 1938, pp. 1 et 2

[33] [sans auteur] « Levée de boucliers », L’A n° 6 J. 2 mars 1939, pp. 1 à 3

[34] MUSSAT A. P., directeur de l’Office de Presse Universitaire, « Les “ Gruppi Universati Fascistes ” », L’A n° 3 J. 11 janvier 1934, p. 5